Écho Voile N°3/2020 : Et vous savez quoi ?

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Concours littéraire

Responsable : Claude Denjean – Mèl : carry.voile@sfr.fr

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Les récits de la semaine

Les Africains

Emmanuel Quesson

À 5 h du matin surgit un autobus bariolé, couvert de poussière, secoué par un moteur hoquetant et conduit par un vieil Arabe enturbanné. Il s’arrêta dans une rue déserte, aux murs couverts de graffitis, devant un porche où dix-huit pensionnaires attendaient.

Derrière un prêtre, des visages tristes observaient ce bus d’un autre temps qui devait les conduire au pied d’un bateau.

La façade de l’école arborait désormais des volets clos. Sur le perron, les gardiens agitaient leur mouchoir en chantant avec ferveur : « Ce n’est qu’un au revoir ».

Le véhicule démarra en zigzaguant sur l’asphalte en souffrance, depuis longtemps abandonné ; entassées sur son toit, des petites valises emportaient un plein de souvenirs et beaucoup de tristesse.

Après avoir quitté le boulevard du Front de Mer, le bus dévala à grand-peine la route qui menait vers les quais, au pied d’une patrouille de gardes mobiles en faction. 

Les enfants découvraient le spectacle saisissant d’un monde qui se déplaçait dans un incroyable désordre silencieux.

De la cheminée du navire s’échappait une fumée brunâtre qui montrait l’impatience du paquebot à vouloir prendre le large.

Le chauffeur freina brutalement, stoppé par une foule devenue trop dense qui marchait en tous sens comme un peuple de zombies.

Perdue au milieu de cette foule hagarde, la troupe se montrait compacte et solidaire quand soudain apparut un homme noir bâti comme un athlète, ouvrant le chemin à plus petit que lui. Profitant de cette aubaine, le groupe s’engouffra dans son sillage, accroché à ses basques, chantant à tue-tête, suivi d’un Père dont la soutane entravait le pas pressé.

Le grand noir avançait, suivi d’une vieille dame qui marchait d’un petit pas saccadé et pleurait à chaudes larmes. De temps à autre, il la rassurait par d’aimables « bien sûr madame ». Enfin, il s’arrêta devant une famille assise sur leurs bagages, en train de méditer.

Le porteur s’excusa, en suggérant quelques recommandations dans un discours très africain.

Le groupe des dix-huit le suivait toujours, car c’était le seul moyen de parvenir au pied de cette fameuse passerelle qui devait les conduire vers un autre monde.

Tout à coup, le mugissement d’une sirène retentit, un peu comme le cri mourant du taureau dans l’arène.

Le temps paraissait suspendu. Certains priaient à genoux, les yeux figés sur la colline de Santa Cruz, à la recherche d’une vierge perdue dans la brume. Triste et impassible, la Madone regardait au-delà de la mer, son ombre déjà projetée vers un autre mont, son regard dirigé vers le diocèse de la Dispersion*. La scène avait quelque chose de pathétique.

Presque silencieux, le navire caressait les vagues en passant devant quelques pêcheurs qui agitaient leurs cannes en guise d’adieu. Besogneux comme une abeille, le remorqueur avait mis toute son énergie pour sortir le bâtiment du port, effleurant cette longue digue blanche sur laquelle se lisait, en gros caractères : « Ici la France ».

Sur le pont, une muraille humaine de corps entrelacés regardait son paradis perdu. Cette foule, aux yeux embués et rougis par tant de pleurs versés, contemplait les dernières images, enregistrait les ultimes sons et enfermait le tout dans sa petite chambre noire. Désespérément accrochés à cette terre, les regards impuissants voyaient l’ombre des palmiers s’estomper, la ville s’échapper, s’effacer, puis se confondre avec l’horizon.

Contrarié, le bateau se mit tout à coup à tanguer, puis, tel un conquérant, se plaça résolument face à son destin. Alors, il y eut des cris… et des larmes de sang… et des mains tendues qui interpellèrent le monde, mais en vain, puisque subitement leur monde s’effondrait.

Poussé par le sirocco, le bâtiment gagnait le large tandis que la côte s’estompait en se couvrant d’un lointain halo brumeux. Porté par un vent qui venait du désert, il tentait d’effacer les traces du passé dans l’eau tumultueuse de son sillage ; derrière lui, sur un horizon moutonnant, les mouettes se perdaient dans le lointain, prêtes à suivre un autre navire chargé, lui aussi, d’une étrange cargaison d’hommes.

Le voyage s’annonçait paisible, hormis dans le capricieux golfe du Lion où le fauve devait manifester sa colère. Ainsi, pour franchir les vagues déferlantes et les montagnes d’écume, le bâtiment filait une allure rythmée par des chansons militaires.

Dans la soirée, le son galopant d’une cloche extirpa les jeunes gens de leur douce somnolence. Curieusement, après avoir parcouru un labyrinthe de couloirs et d’escaliers, ils se retrouvèrent un peu plus bas.

Dans la cale, les mauvaises odeurs provoquées par l’insuffisance des latrines empestaient l’atmosphère ; l’air avait du mal à circuler et une lumière pâlotte tentait de pénétrer à travers les hublots fermés. Là se terrait un peuple aux corps pêle-mêle enchevêtrés, parfois enveloppés de couvertures.

Le matin du 7 juillet, un fin trait blanc soulignait l’onde bleue et se perdait dans la brume d’un ciel azuré. Au milieu d’une mer assagie, l’étrave jaillissait au sommet d’une gerbe d’écume, puis plongeait dans la masse des flots. La rade se trouvait à une encablure, déjà la silhouette d’une basilique se devinait au loin ; sur la colline de la Garde, une vierge dorée, illuminée par le soleil du levant, brillait comme un flambeau au-dessus de la ville.

Du pont inférieur et des cales du bateau s’élevait un timide brouhaha qui allait crescendo : c’était le petit peuple qui s’inquiétait de sa terre d’asile.

Enfin s’éleva une vapeur laiteuse qu’un ciel goulu s’empressait d’avaler, pour laisser apparaître une longue barre blanchâtre, aride et déchiquetée qui attirait irrésistiblement le bateau.

Tout à coup, dans la salle des machines, les pistons se mirent à hoqueter, à faire vibrer la structure de fer, prise d’une étrange convulsion.

Maintenant, les mouettes s’accrochaient au sillage du navire, les dauphins effleuraient de leurs ventres argentés l’impressionnante coque, les animaux venaient réchauffer le cœur des hommes, après leur traversée solitaire. C’est le moment émouvant que vivent tous les navigateurs encore assoupis et bercés par le va-et-vient de la houle, soudainement réveillés par les sentinelles de la mer.

Le littoral se dessinait lentement à l’horizon, et, au-delà de l’océan fuyant, blanchi par un soleil naissant, tout un monde émergeait.

Flanqué d’une haute cheminée noire qui jaillissait de son corps blanc, un remorqueur sortait du port à pleine vitesse. Sa silhouette dégageait une incroyable puissance.