Écho Voile N° 2/2020 : Carry Voile à la cape, mais toujours sur le pont de l’amitié

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Concours littéraire

Responsable : Claude Denjean – Mèl : carry.voile@sfr.fr

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Les récits de cette semaine

Navigation à l’estime

Alain Finiel 29 mars 2020

Cà va ? …

Le visage aimable de mon épouse apparait dans le haut de la descente en partie fermée par un panneau de sécurité. Je lui réponds par un sourire rassurant en accord avec l’ambiance à bord. Je suis entouré par nos 4 enfants 6, 13, 14 et 17 ans. Ils sont bien calés à mes cotés sur les bancs du confortable et sécurisant cockpit central de notre Maxi 95 ravis de sentir les accélérations de la coque à chaque vague . Il est 7 heures du matin, en route vers la Corse et je suis à la barre à roue de notre voilier depuis 4 h. Notre voilier file à 6 nœuds, avec des pointes à 7 car en fin de nuit le vent de W.S.W. a forci et les trains de vagues dont les petites crêtes blanches commencent à déferler nous poussent allègrement vers l’île de Beauté.

Nous avons quitté l’anse de Port Cros hier par petite brise et un temps superbe qui nous a permis d’admirer le coucher du soleil, d’observer des dauphins et même un petit Rorqual qui a attiré notre attention par son souffle bruyant à 100 ou 200 brasses du bateau ; c’est un spectacle toujours fascinant dans cette grande zone marine protégée entre Italie, Corse et notre côte d’Azur. Quarts pour les aînés en début de nuit jusqu’à 3 heures du matin, puis je les ai relayés.

Cà va ? … Eh bien Non ! …ça ne va pas tout à fait bien dans ma tête ; mais je me garde de le montrer.

Le fait est que nous filons plein Est à vive allure vers la côte complètement invisible dans le soleil qui n’a pas encore émergé d’un banc de brumes matinale masquant l’île dont nous approchons. Nous sommes éblouis par la lumière vive de cette matinée commençante et j’ai beau écarquiller les yeux je ne vois aucune terre devant nous. Dans ces cas là les pensées du skipper commencent à tourner en boucle tentant d’analyser la situation objectivement sans laisser paraître d’anxiété pour ne pas inquiéter l’équipage.

J’ai le plus soigneusement possible entretenu notre ‘’estime‘’ reportant sur la carte notre direction relevée sur le compas sphérique qui est devant moi à chaque période de maximum deux heures où notre vitesse était stable en gros. L’aiguille du speedo est facile à surveiller et j’ai veillé à l’étalonner pendant notre étape de Marseille à Port Cros. Je vérifie cependant le compas principal à l’aide du compas de relèvement qui ne m’est évidemment d’aucune utilité par rapport à la côte au Nord bien trop éloignée pour être visible. Notre vitesse était de 3 à 4.5 nœuds hier soir jusque vers minuit puis à augmenté gentiment jusqu’à maintenant où cela file..

Je n’ai pas de Gonio à bord qui permet de se positionner par triangulation à partir de relèvements du gisement de plusieurs émetteurs radio dont on connait la position. Il faut une carte de ces émetteurs et un récepteur radio suffisamment directif.

Je passe la barre à ma fille et vais vérifier notre route qui s’inscrit en une succession de petites croix au crayon sur la carte marine étalée sur la table dans le carré. Pas possible de manquer la baie de Calvi vers laquelle nous filons ; la Corse est un véritable mur vers l’Est !

Gamberger comme je le fais résulte du souvenir d’un récit lu dans la revue Bateaux.

L’histoire d’un plaisancier qui traverse le golfe du Lion à la voile de Toulon vers Minorque. Grand beau. Vent stable du Nord.  Le voilier a parcouru les 195 Milles nautiques au sud sous pilote électrique. Il devrait être en en vue de Minorque mais …rien à l’horizon. Il est pourtant à la latitude de Mahon sur la côte Est de Minorque. Or pas de terre en vue ni devant ni au couchant ; seulement l’horizon marin après 40 heures de navigation ; Bizarre sinon inquiétant ! Le skipper revoit tous les paramètres de son estime : vitesse, cap sur sa carte et s’aperçoit … que son pilote est mal réglé ; Le voilier navigue depuis hier au 205 grades et non au 205 degrés ! Il s’est trompé d’échelle sur le cadran gradué du pilote. Il aurait du choisir 225 grades ou 205 sur l’échelle des degrés. Virage à tribord. Trois heures de navigation et enfin la terre : la côte Est de Minorque devant l’étrave …Ouf !

Je remonte dans le cockpit après avoir réalisé que notre estime dont les petites croix s’écartent du fait de notre vitesse matinale nous place à terre… sur la chaîne du Mont Cinto !                                                                                                                                Et toujours cette lumière éblouissante qui nous aveugle et cette purée devant nous. Il n’y a pourtant qu’à avancer. Je réduis un peu la voilure avant mais nous filons toujours E.S.E. A l’approche de la terre la prudence s’impose.

Au bout d’une demie heure j’entend une petite voix à ma droite. C’est l’un de mes fils, le cadet  << dis Papa qu’est ce c’est que cette montagne là haut ? Mes yeux braqués vers notre étrave s’élèvent et qu’est-ce que je vois un peu à tribord, émergeant doucement du banc de brume ?  Le sommet du Cinto 2710 m … Ouf !

Encore une vingtaine de minutes, la brume s’estompe et nous reconnaissons la pointe de la Revellata qui marque l’entrée de la baie de Calvi jusqu’ici complètement masquée par la brume que le soleil commence à disperser.

La leçon que j’ai tiré de cet épisode c’est que quand on navigue à l’estime le désir d’arriver vous fait surestimer votre vitesse qui est le paramètre le plus difficile à évaluer même avec un bon speedomètre. Evidemment tout ceci est maintenant dépassé avec le GPS qui vous évite ce genre de stress. Le cas du skipper rapporté par la revue Bateaux montre cependant qu’avec les moyens modernes de navigation on reste à la merci d’erreur ou de dysfonctionnements. Il est donc bon de continuer à pratiquer la navigation classique à l’estime avec ses petites croix et leurs positions inscrites dans le livre de bord lors de grandes traversées. Cela occupe, impose une discipline toujours souhaitable à bord et laisse des souvenirs.

A  bon entendeur : salut !